Le Manufrance.

D’abord, il y a eu le réfrigérateur. Énorme. On l’avait commandé pour noël dans le catalogue Manufrance, un énorme bottin de trois cents pages qui atterrissait dans la boite aux lettres une fois par an. Énorme aussi les bras du livreur qui avait sorti la machine de son camion. Une machine qui ronronnait dans la cuisine. Une machine qui sortait des usines du nord, énormes elles-aussi nous avait lâché le type.

Ne me demandez pas ce qu’est devenu le livreur de pain de glace. Je rangeais la bouteille de limonade à sa place.

Ensuite, il y a eu le poste de télévision. Énorme dans notre salle à manger qui elle était plutôt petite. On a mis de coté la TSF de papy. Mon père râlait après les infos. Je m’accrochais à la chaise devant Belphégor et les matchs de foot.

Ne me demandez pas où est passé l’accordéoniste du village. Je réglais l’antenne les soirs d’orage.

Puis, il y a eu la machine à laver. Énorme. Avec son tambour qui cognait dans le garage. Ma mère a arrêté d’aller au lavoir. Elle s’est mise à fréquenter les cours du soirs à la paroisse. Au début, mon père n’était pas top jouasse. Après, ça lui a passé… Ma mère s’est mise à coudre des gants qu’un maroquinier lui payait à la pièce. Elle a commandé un machine électrique Elna au Manufrance. « Un investissement » a t-elle annoncé à mon père. « Énorme, l’investissement » a grondé mon père. Après ça lui a passé.

Ne me demandez pas ce que je pensais de ces gants de luxe. Je cherchais le jouet cadeau au fond des paquets de lessive Bonux.

On a continué les achats par correspondance sur le catalogue Manufrance. Il y a eu la cocotte minute, le jerrican à charbon, le batteur à œufs, le presse purée Moulinex dont la lame a manqué de peu l’index de ma frangine. On a écrit trois fois au service après vente. Ils n’ont jamais voulu nous le reprendre.

Ne me demandez pas ce que je pensais de l’affaire. Je testais le Gillette à lame ruban de mon père.

Ma sœur s’est acheté des collants, serrés. Puis une mini-jupe juste après. Mon père n’était pas très content. Le jour où elle est revenue, accrochée à la taille d’un zigue empestant le pento sur son vespa, il lui a passé un de ces ronflons. Énorme, le ronflon. Après ça lui a passé. A mon père. A ma sœur, non. Déjà qu’elle avait obtenu un sèche-cheveux pour sa communion.

Moi, je ramassais les bouteilles consignées des alentours pour me payer des 45 tours.

Ensuite il y a eu le batteur à œuf, les lunettes à diapositives, l’appareil photo, la règle à calcul, la mallette de jeu « Tout l’univers » avec ces « 100 expériences à faire », le couteau électrique, les serviettes jetables, le robot mixer « Charlotte », le flipper au café du coin, la cireuse à phares qui ne s’allumaient pas, la 404 bleu nuit, le téléphone à cadran, les westerns et les buildings à la télé… Et voila qu’un matin, ils ont ouvert un magasin. Un grand magasin. A l’entrée de la ville. Un magasin énorme. Un énormarché. Un supermarché ! Avec ces rayonnages qui me passaient par dessus la tête et ces cabas en fer montés sur roulettes.

Ne me demandez pas où est passé le commis de l’épicerie, ma sœur, ma mère, mon père et moi, on décortiquait les prix.

Ne me demandez pas où sont passés le Manufrance et tous les autres catalogues de ventes par correspondance. Il doit en rester un quelque part dans le garage, quelque part sous des cartons d’emballages.

 

Jérôme Pinel
Texte écrit pour la performance cirque, poésie et musique autour de l’années 60 donnée dans le cadre des journées du Patrimoine à Aussillon (81)