– Du lointain hameçon invisible –
Il y a des jours ou tu sais pas trop. Si ça vaut le coup de s’arracher. Fatigue. Route. Chaussettes mal mises… Va savoir. Tu te retournes. Tu te rappelles que le monsieur aux cheveux gris dans l’angle de la petite estrade est l’un des zigues qui a bousculé ton existence. Carrément. Il s’appelle Mark Kelly Smith. Il a 70 piges. Il dévore la scène à chacun de ses passages. Il l’efface en deux phrases. Il brise la frontière en un pas, rieur. Aucune estrade ne semble pouvoir le tenir.
Jusqu’ici, toi, lui et la québécoise Lou Nat, avez fait vos passages les uns derrière les autres. Denis Surette et ses potes musiciens ont suivi avec une élégance rare. Mais stop, on passe à autre chose. Tu croises le regard de Mark. T’as envie de lui sortir une phrase de film. Un truc stylé d’avant match. Mais tout va toujours trop vite. Trop tard pour se lancer dans des speeches qui vaillent vraiment l’instant. Comme souvent.
Tu te rappelles que le gars t’a fait cadeau de traduire ton texte pour construire en quelques d’heures, une performance à deux voix. C’était pas prévu. Pas plus que vous ne montiez sur scène ensemble. Pas calé au décollage pour le Canada. Et alors ? Parfois, faut prendre et y aller. Point barre. T’es un gamin de la « ville morte » d’un département paumé du sud de France. Tes grands états d’âmes. Les montagnes s’en foutent.
Marrant quand même. Te voila à faire un texte qui cause d’un vieux danseur qui s’oublie sur la musique dans son appartement. Un texte égaré parmi d’autres. Un texte sur lequel tu as boxé dans le vide quelques années quand ton camarade faisait clairon de sa contrebasse. Un texte que tu avais rédigé après une discussion un soir d’été avec un quadragénaire danseur de popping il y a plus de sept ans. Les mots t’ont bien rattrapé depuis.
Tu fais ce que le propos dictais depuis le début. Tu tournes sur et sous les étoiles. Tu tournes dans une course étrange. Tu tournes autour des tables dans la cafeteria bar spectacle d’une université du Nouveau Brunswick. Les chaises te gênent. Un peu. A peine. Et alors ? Rien à changer depuis tes 20 piges. La vie c’est rêver et se cogner. Encore et toujours.
Tu tournes autour d’un paquet de poètes. T’as envie de leur dire qu’ils ont tous un truc. Mais ça va être long. Alors tu tournes. Mark a égaré la feuille. Mark n’a pas capté que tu t’en fous, que tu peux tourner une heure comme ça. Tant qu’on t’y laisse pas seul, tu peux frôler cette folie. Un jour peut être, t’arrêteras de courir dans des salles en psalmodiant sur un mot, de sauter sur des tables pour gueuler des textes sans micro, de chercher dans tes entrailles des émotions qui te broient la glotte; mais ce jour n’est pas venu.
C’est Mark Smith quand même. Pour un hommage aux passionnés. Tu pourrais. Tu voudrais tourner encore plus vite. Mais les chaises… Pas grave. Tu tournes. Pourvu qu’on s’y crève les secondes. Que les poumons t’en brûlent. Que le cœur t’en déborde dans les tempes jusqu’à en dégueuler peut être. Juste pour l’avoir dans ton souffle, ce foutu palpitant. T’as beau causer technique. Au fond c’est la seule chose qui te tienne. T’en fais trop. Ce foutu goût du mélo. T’aurais voulu répéter plus. Éviter le petit larsen. Trop tard. Les montagne s’en foutent. Tu t’arrêtes de courir pour clôturer. Une chaleur te monte au front comme le personnage du texte.
C’est un soir ou tu ne savais pas trop. Hier t’as posé dans ce patelin. La course t’a ramené sur l’estrade. Le gars que tu regardais en vidéo il y a quinze ans, te sourit de cet air amusé qu’il semble arborer en permanence dès qu’il prend la parole. Vous consumez vos secondes ensemble. Ca te suffit déjà pour remplir cet instant avant de laisser ta place aux autres voix de ce festival. Quelques jours plus tard, sur la seule photo que tu retrouves, t’as une tête de poisson qui s’en va gober un lointain hameçon invisible. Pas grave. Les mots sont des portes. La vie une folie. Il y a des jours, tu ne sais pas trop. Mais en fait, tu as juste de la chance d’en être là