Je n’ai jamais aimé Vince et pourtant ce dimanche gris d’avril, alors qu’il sort des vestiaires pour se rendre sur le ring installé pour l’occasion au centre du vieux gymnase, je suis pour lui. Chauvinisme de village ? Peut être. Parce que je sais qu’encore une fois le décor n’est pas au rendez vous de l’ambition des hommes comme toujours dans cette ville de merde ? Aussi.
Le gymnase est une vieille bâtisse datant des années cinquante. Une grande partie de la jeunesse des alentours -en tout cas, celle inscrite dans le public- a cavalé durant ses années lycées dans ces lieux qui tiennent presque autant de la grange que de l’architecture est-européenne fin XX. Bref, spartiate. Des murs de parpaings aux toits de tôles salesen passant par le béton verdâtre du sol avec son enchevêtrement de lignes aux couleurs délavées, rien n’a vraiment changé depuis l’époque: tout semble toujours tirer la gueule. Et la lueur blafarde des rampes de néons suspendus au plafond n’arrange rien à l’affaire. On a peine à croire que Giscard d’Estaing y a croqué un bout de tarte aux pommes en 78. Les maires passent, trépassent et la rénovation des aires sportives reste à l’étude et au programme de chaque élection. Mairie, communauté d’Agglo, région, Europ, Education nationale. ministère des sports, l’alignement des planètes rendrait malade Nostradamus. Certains ont du y croire aux grandes heures du scandale sur l’amiante. Chou blanc. Vous ai-je précisé qu’ici le « rien à foutre » est une règle prépondérante dans la population. Je suis correspondant de presse. Je sais de quoi je parle.
Je n’ai jamais aimé Vince. Et pourtant je le connais depuis longtemps. A la grande époque mobylette et fumette, on se croisait sur le petit skatepark, jeté à la va vite entre la piscine et le club de tennis par une mairie excédée de voir des hordes de jeunes en jean-baggie et sans respect pour le bien public envahir les trois placettes de la commune. On se croisait, Vince et moi, mais on n’appartenait pas à la même bande. Blond, coupe en brosse, mâchoire carré, il exécutait des figures avec la grâce d’un pachyderme. En bon joueur de treize, il encaissait les chocs, ce qui est toujours utile dans les sports à cascades, mais ne fait franchement pas tout. Surtout, nous l’avions surpris à se risquer à des raccourcis racistes qui ne collait vraiment pas avec les conviction de mon crew dont les héros s’appelaient Rage Against The Machine, Iam, et Beastie Boys. On les laissait « rouler » lui et ses deux potes mais hors de question de se faire tourner des bières en fin d’après midi.
Vince traverse la salle. Devant lui, Didier, son entraîneur, dont même la bedaine semble ronronner du cérémonial. Une quarantaine de badauds naviguant entre la buvette et les gradins se radinent autour des cordes. Je suis l’un des rares à prendre place dans les gradins. Vince constitue le combat du jour comme le crachouille la voix d’un commentateur dans des haut-parleurs fatigués. L’antenne régionale de la fédération a posé son ring de boxe et convaincu le club ainsi que la mairie de l’organisation de ce meeting. En échange, elle a offert au héros local, un combat en amateur élite, espérant ainsi faire déplacer la foule et attirer du quidam vers le noble art. J’ai défendu trois beaux articles sur le sujet dont deux en tête de locale. 20 000 habitants. Quarante personnes dans la salle. « Rien à foutre » c’est la règle par ici vous dis je.
J’ai croisé Vince des plusieurs fois ces dernières années. Le plus souvent, dans la petite salle de boxe au rez-de-chaussée d’un autre vieux gymnase, en centre ville. Il l’avait lui-même fixé les potences aux murs pour accrocher les sacs de frappe. Je suivais régulièrement le club de par ma sympathie pour Didier, l’entraîneur, un miraculé de la dive bouteille qui ne se souvenait que par bribes de l’intérimaire de 20 piges qu’il avait eu sous ses ordres à l’usine de feutre durant tout un été quelques dix ans plus tôt. Je l’avais dans un coin de mon crane, érigé en preuve vivante que toute remontée de pente ici bas était possible. La boxe -et plus généralement les sports de combat – constituait l’un de mes rares territoires acquis à la force du calepin. J’étais « correspondant local » depuis quatre ans et si l’excitation des débuts s’était essoufflé sur les horaires décalés, les grands chefs, l’hypocrisie des notables et les feuilles de frais ridicules, je continuais. Autant pour arrondir mes fins de mois que pour garder le stylo sur des mots, en attendant que ma carrière de parolier, de nouvelliste, de romancier, ou je ne sais quoi d’autre s’approchant d’écrivain, commence à ressembler à quelque chose.
Vince s’avance sur le ring, le regard tendu dans le vide. La serviette sur l’épaule, Didier monte en premier et lui écarte les cordes. Short rouge pour le local qui se cale illico dans son coin. Arrive son adversaire, un grand métis maigre d’une vingtaine d’année dont les guibolles nagent dans un short bleu. Visage fermé, Vince le fixe depuis son coin sans bouger d’un cil. Sur le coté, quelques vieilles têtes de de mon adolescence sont venus encourager leur pote. Les rois de la baston de rue de mes années collège. En face, de l’autre coté des cordes, Jenny, la nana de Vince, apprêtée comme au grand jour, tente de calmer leurs trois petites sur un banc. Un vieil arbitre prend les deux boxeurs au centre du ring pour le laïus traditionnel avant de les renvoyer dans leurs camps. Le métis fait clairement une tête de plus que Vince. Quelques encouragements mesurés s’échappent de la petite troupe. L’écho de la salle achève ces maigres tentatives d’entrain. Deux de tension pour l’ambiance. Comme toujours dans cette ville.
J’ai croisé Vince plusieurs fois ces dernières années. Au supermarché, dans les rues, au lac. Des « saluts » qui avaient tous mérite de ne pas trop pousser la conversation. Le copain de la cousine de ma copine m’avait laché par un dimanche anisé que notre champion discourait sans humour sur une certaine place forte de l’homme à la maison et ses nécessités. A un apéro d’anniversaire du même copain de la cousine de ma copine, notre boxeur m’avait lancé de but en blanc qu’il comptait bien mettre enceinte sa belle jusqu’à tant que la destinée lui offre un enfant mâle. Il avait 27 ans, elle 24.
La première reprise est plutôt équilibrée. Passé les premiers mouvements d’observations, le grand métis gère en profitant de son allonge et d’un jeu de jambe rapide tandis que Vince tente de rentrer au plus près de son adversaire. L’arbitre le sanctionne plusieurs fois pour visage au sol. Un vieux type en jogging au pied du gradin l’encourage. Je reconnais l’entraîneur du patelin d’à coté qui l’a formé à ses débuts. Sur le ring, Vince s’en ramasse quelques bonnes mais réussi à en coller deux trois lors de ses montées à l’abordage. La cloche sonne. Je sors mon appareil photo. Je shoote le coin du local.
J’ai discute avec Vince dans la rue un soir d’hiver il y’a deux ans. Sur le grand parking du centre ville. Non loin de l’appartement aux fenêtres trouées que j’habitais avec ma femme et mon fils de 14 mois. En abordant le ring, il m’avait craché toute son aigreur contre la mairie qui selon lui, préférait « faire plaisir à des noirs » plutôt que l’embaucher avec des horaires aménagés pour qu’il puisse s’entraîner et représenter la ville au plus haut niveau. Plus encore que jamais, la conversation m’avait laissé un mélange d’amertume et de dépit.
La seconde reprise commence. Vince y retourne, bille en tête. Le jeune décale. Vince continue de frapper en avançant sans trop ajuster, visage au sol. L’arbitre intervient.
On n’est pas pote Vince et moi. Même pas en rêve. Même pas une seconde. On se croise. On s’observe. Je pense qu’il me prend pour un « poète », ce qui dans nos douces contrées, se situe pour beaucoup entre le « pink floyd » et la « fiotte ». Au mieux, pour un gratte papelard qui sait rien faire de ces dix doigts. Quand à moi, il s’agit de croire que ce que j’écris ici laisse entrevoir le goût de ma pensée. Bref, lui et moi, nous nous tolérons dans nos espaces parce que nous savons, tous deux, que nous nous inviterons jamais à boire un verre à la maison. J’ai revu Vince en octobre dernier à la salle de boxe. J’étais venu pour un papier sur un stage de détection. L’élu au sport de la ville, l’entraîneur du club et le directeur technique régional m’ont alpagué à la sortie pour m’annoncer l’organisation d’une étape de la coupe d’Occitanie au printemps avec Vince en combat phare. Lui, reprenait les entraînements malgré le boulot et ses trois filles en bas âge. Trois heures tous les jours après la sieste. A 31 ans, il intégrait l’équipe des éboueurs en tant que remplaçant.
La seconde reprise arrive a sa fin. Le toulousain cogne et se ballade. Vince encaisse et rame à sa poursuite. Il tente un direct du gauche. Le gamin esquive à l’extérieur du bras. Vince arme un crochet du droit. Le métis ouvre son pied avant. Bruit sourd et sec. Vince s’arrête net. Un crochet du gauche vient de l’atteindre au foie. Sa mâchoire, grande ouverte, se tord. Quelque chose remonte mais ne sort pas. Ses jambes tremblent.
Je n’ai jamais aimé Vince et pourtant ce dimanche gris d’avril alors qu’il tombe à genoux en se tenant le bide sous le yeux de sa femme et de ses filles, allez savoir pourquoi, je pleure.
Jérôme Pinel (2017/2020)
– Même si basé sur des expériences réelles, ce texte reste une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes existantes ne saurait qu’être fortuite-